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Le dernier acte du Roi des Arbres

Dans un coin préservé du temps des hommes, quelque part caché au cœur de l’Afrique, était un immense baobab. Enfanté à l’aube des temps par l’union du Ciel et de la Terre, ses racines s’enfonçaient jusqu’aux entrailles les plus profondes de notre planète et ses branches étaient si hautes qu’elles atteignaient le firmament. Hors saison des pluies, les unes étaient si semblables aux autres qu’il était impossible de les différencier, au point que l’on ne pouvait déterminer si l’arbre était monté à l’endroit ou à l’envers.

Sa ramure majestueuse avait abrité toutes les créatures ayant existé, avant que, poussées par la curiosité, elles ne partent explorer le vaste monde, oubliant peu à peu leurs origines au fil des générations passantes. Le baobab lui-même avait enfanté d’autres baobabs, ses graines disséminées à travers le monde par des chauve-souris. Et ses enfants avaient donné naissance à d’autres, comme autant de sous-espèces d’arbres. À leur tour, elles abritaient les animaux dans les creux de leurs troncs et les protégeaient du soleil à l’ombre de leurs ramures. C’était un cercle vertueux. Connecté au vaste monde par son réseau de racine, le baobab sentait, heureux, ses enfants grandir au rythme des saisons.

Parmi les animaux était cependant une espèce bien particulière. Une espèce ancienne, parmi les premières, qui avait pris celui qu’on surnommait le Roi des Arbres d’affection : les léopards. Ses branches faisant un terrain de jeu parfait pour leurs petits, ils y procréaient et enseignaient aux futures générations les bases de la grimpe nécessaire à leur survie, entretenant l’harmonie. Si le baobab avait été enfanté par le Ciel et la Terre, les léopards étaient le fruit de l’union du Soleil et de la Lune, comme en témoignent les tâches de nuit sur leur pelage rayonnant.

Théra, matriarche de l’espèce, entretenait régulièrement de grandes conversations avec l’arbre. Mais pour une fois, l’heure n’était ni à la philosophie ni aux contes. Elle était inquiète :

« Mes enfants m’ont raconté au retour de leurs derniers voyages la place inquiétante que prend peu à peu une espèce inconnue jusqu’alors, car terrée dans des grottes. Depuis qu’ils en sont sortis, ils piétinent et domestiquent la nature. Pire encore, ils se répandent plus vite que la plus contagieuse des maladies. Je sollicite ton conseil. Que devons nous faire ?

– Soit en paix, mon amie. Je comprends ton inquiétude. Je sens moi aussi un grand bouleversement arriver, dont la nature m’est inconnue. C’est étrange, les routes du destin sont plongées dans un épais brouillard, qu’il m’est impossible de percer. C’est la première fois qu’une telle chose m’arrive.

– Mes enfants pensent que ces créatures pourraient représenter un danger pour la vie tout entière. Elles se sont terrées si longtemps qu’elles ne parlent plus notre langage, mais émettent d’étranges borborygmes. Elles ont attaqué chacun de nos frères et chacune de nos sœurs qui ont essayé de les approcher. Je n’y vois aucun bon présage. Tu peux compter sur ma famille et moi-même pour t’aider, Roi des Arbres. Mais s’il t’arrivait quelque chose, nous sommes tous perdus, et tu le sais. Ces animaux n’ont pas été conçus comme nous tous à la surface du monde, mais dans les ténèbres de ses profondeurs. Promets moi de tout faire pour nous protéger en retour.

– J’entends ton message, ma vieille amie. Mais je ne peux te donner raison pour un massacre. Laisse moi du temps pour voir où cela nous mène. Je te promets que mes branches seront toujours là pour protéger chacun des tiens, comme elles l’ont toujours fait pour toi. »

Cette nuit-là, alors que Théra partait en chasse, le père de la vie se mit à réfléchir profondément, passant d’un état d’éveil à celui d’une transe profonde. Il sentit d’abord le sommeil perturbé des petits léopards, et l’état d’alerte de leurs parents. Il sentit Théra courir après une gazelle dans le lointain et s’empressa de détourner ses sens. Il savait que la mort était nécessaire à la vie, mais du fait de sa condition d’arbre, il haïssait ce spectacle.

Le baobab étendit petit à petit son champ de perception de plus en plus loin, de plus en plus vite, jusqu’à atteindre les étranges bêtes sorties de terre, presque aux confins du monde. Il les observa longtemps, très longtemps. Théra avait raison, de jour en jour leur territoire s’étendait. Il constata avec effroi qu’ils abattaient certains de ses enfants pour construire des abris morts en lieu et place de la protection vivante que les arbres offraient, et qu’ils retournaient la Terre Mère dont ils étaient issus pour en extraire ses richesses, y inscrivant de profondes plaies. Savaient ils se faisant qu’ils la vidaient de son énergie et sa magie ? Et que dire des animaux qu’ils torturaient parfois avec cruauté ? De telles ignominies ne pouvaient être tolérées plus longtemps. Le baobab approcha sa conscience de celles de ces êtres, pour essayer d’entrer en communication avec eux.

« Bêtes sans poils, n’attaquez pas vos frères et vos sœurs par peur ou colère ! Ils ne sont pas vos ennemis ! Bêtes sans crocs, arrêtez d’abattre mes enfants ! Ils vous protègeront bien mieux vivants ! Bêtes sans griffes, cessez de creuser le sol pour collecter des trésors dont vous n’aurez l’usage ! Vous risquez de provoquer la fureur destructrice de votre Mère la Terre ! »

Malheureusement, plus il tentait de les approcher, plus ces êtres semblaient effrayés par sa présence. Se jetant à terre en se prosternant, certains se mirent à pleurer, d’autres se recroquevillèrent sur eux-mêmes en implorant les cieux. D’autres encore se réunirent et chuchotèrent des paroles inquiétantes dans l’intimité de leurs abris. D’autres enfin firent une chose que le baobab constatait pour la première fois : de la noirceur de la nuit, éclairée seulement par la lune et les étoiles, ils firent jaillir en quelques gestes une lumière plus chaude et inquiétante que ne l’étaient les plus chaleureux rayons du soleil.

Les perceptions du baobab qui jusque-là fourmillaient de vie s’éteignirent brusquement dans la zone. Un silence de mort s’abattit sur les pensées de la vie alentour. Et dans le lointain, là où se situait le brouillard qui nuisait à la clairvoyance du baobab depuis quelque temps, il distingua pour la première fois une ombre inconnue au tableau. La seule certitude du baobab était que cette ombre apportait la mort sous couvert de lumière, et qu’elle venait de tourner son attention vers lui. Tous les léopards nichés dans sa ramure sursautèrent sous l’effet d’un frisson parcourant ses branches.

L’un des secrets les mieux gardés du baobab était son cœur. Niché dans l’immense fausse cavité entre ses principaux troncs, il formait comme une petite île au milieu du lac qu’était ses réserves d’eau, relié au reste par une liane épaisse. Fait d’Opale, autre témoignage de l’amour de ses géniteurs, sa lumière palpitait paisiblement. Seule Théra connaissait la vérité au sujet de cette immense pierre iridescente, à la couleur chocolat et aux reflets ornés de mille couleurs. Elle était tombée par accident dans un creux étant petite et elle avait failli se noyer, mais le refus du baobab de voir s’éteindre une vie de cette manière l’avait sauvée. Le cœur avait illuminé de centaines d’étoiles brillantes la cavité, permettant à la petite léoparde de s’orienter pour atteindre l’île. Elle avait ensuite dû escalader grâce à ses griffes l’écorce tendre de la Liane-Vie jusqu’à la sortie, encouragé inlassablement par le propriétaire des lieux dont elle pouvait désormais percevoir très clairement la voix. Celui-ci avait souffert le martyre, mais était plus qu’heureux de ce sauvetage. Mystérieusement, cette aventure semblait aussi avoir conféré à Théra une très grande longévité.

Or, à l’instant précis où le Baobab avait repéré la flamme et renoué avec les liens du destin, son cœur avait raté un battement et plongé brièvement dans les ténèbres. Théra avait raison, ces choses étaient coupées de toute connexion avec l’ensemble du vivant. Pire encore, elles avaient réussi à percevoir son existence et viendraient tôt ou tard pour lui, l’annihilant par peur, annonçant le début de la fin de toute vie. Cela fit à cet être qui n’était qu’amour un choc digne d’un coup de massue. Le baobab se renferma complètement sur lui-même.

Les léopards furent les premiers à percevoir ce changement, mais pas les seuls. Tous les êtres vivants se sentirent soudain pris d’un terrible désespoir et d’une terrible solitude, comme si leurs liens avec la vie même avaient été tranchés. Toutes, à l’exception des démons sortis de terre. Ils n’avaient renoué leurs liens avec le vivant qu’un bref instant au travers du baobab, mais cela leur avait suffit pour se mettre en marche, désireux de le détruire, terrifiés par leur expérience.

Théra, après avoir essayé en vain pendant des semaines d’atteindre la conscience comateuse de son ami, se mit en tête de retrouver la cavité dans laquelle elle était tombée. Elle savait qu’à son grand âge, elle avait peu de chance de s’en sortir si elle tombait à nouveau dans le lac, mais elle se devait d’essayer, quitte à y perdre la vie. Les démons approchaient, et sa famille était en danger. Elle mit tous les léopards à contribution, et ils retrouvèrent le creux dangereux, beaucoup plus petit que dans son souvenir. Hélas, au même moment, les démons arrivaient au pied de l’arbre. Détruisant toute vie sur leur passage, le but de leur terrible voyage était désormais atteint. Encerclant l’arbre, tuant les léopards descendus combattre pour gagner le temps d’élargir l’ouverture, ils mirent le feu à son écorce sèche. Les léopards restés dans l’arbre, composés des plus petits et des vieillards, n’eurent pas le temps d’en descendre.

Voyant sa famille peu à peu réduite en cendres, emportées par les flammes qui rongeait son ami, Théra réussit à se faufiler de rage dans la cavité. Alors qu’elle tombait dans le vide, elle hurla sa colère.

« Père de la vie, tu as rompu ta promesse ! Ma descendance est morte et tu n’as rien fait pour eux ! Est-ce ta définition de l’amitié et de l’amour ? Ta parole ne valait donc rien ? Répond, Roi des Arbres ! »

Théra atterrit dans le lac. Epuisée par l’incendie et la tristesse, elle n’eut pas la force de lutter, et se laissa couler lentement. Mais ses cris et son contact à ce qui faisait l’essence de la vie même du baobab eurent pour effet de le réveiller bien plus que la douleur du feu sur sa chair tendre. Trop tard, cependant. Il eut beau essayer de reproduire un miracle en illuminant la cavité de toutes ses forces, il ne put que constater le terrible résultat de son absence. Théra était partie, sa famille et bien d’autres encore avaient péri, et lui-même n’en avait plus pour longtemps, déchiré par la morsure des flammes. Mais il n’avait pas dit son dernier mot.

Rassemblant toutes les émotions et souvenirs en sa mémoire liés aux trépassés, profondément brisé par ce qui venait de se passer, le grand Roi des Arbres exprima son indicible tristesse : il se fendit tout simplement en deux dans un craquement retentissant. Toute l’eau contenue en son sein fut libérée sous la forme d’une cascade géante, un raz de marée dévastateur qui écrasa sous la pression de millions de tonnes d’eau la quasi-totalité des démons à son pied. Sous les secousses et les pleurs qui déchiraient dans de derniers soubresauts le corps et l’âme de l’arbre, le cœur du baobab lui-même se décrocha de la Liane-Vie et tomba dans l’eau qui s’écoulait, se brisant en millions d’éclats colorés. Le fleuve irisé rejoignit les corps de Théra et sa famille au moment où, vidé de toute substance, le baobab s’effondrait sur lui-même.

Le Ciel et la Terre, conscients de l’offense qui venait d’être faite à l’ensemble du vivant et à leur fils bien-aimé, exprimèrent à leur tour leur peine. La Terre s’ouvrit en deux en hurlant, avalant ce qui restait du baobab, de son cœur et des léopards, créant un lac à la surface sans précédent. Les Cieux abattirent leur colère au travers d’un déluge comme le monde n’en avait jamais connu. Le Soleil et la Lune, voyant périr les léopards qu’ils avaient eux aussi enfantés, déclenchèrent une terrible éclipse qui plongea le monde entier dans l’obscurité.

Mais le baobab avait aimé, et d’un amour encore plus grand que sa conséquente mesure. Nullement désireux de prolonger sa vie, il ne souhaitait cependant en aucun cas engendrer l’anéantissement de la vie par sa propre mort. Alors, sentant sa fin arriver, il avait lâché en s’écrasant une de ses branches dans le fleuve de sa tristesse. Flottant sur le lac qui devenait océan, destinée à abriter tous ceux qui voudraient y trouver refuge face à la montée impitoyable des eaux, elle accueillit ainsi des familles entières d’animaux terrifiés, de toutes espèces et de toutes sortes, y compris les léopards survivants. Les oiseaux et les insectes recueillirent et y stockèrent autant de graines que les arbres purent confier avant de disparaître dans les profondeurs. Même une famille de démon parvint à s’y réfugier, privée de la capacité de communiquer avec les autres. Respectant la volonté du baobab, ils furent mis à l’écart mais aucun mal ne leur fut fait. Dérivant pendant des mois, confrontés à la mort de tous ceux n’ayant pas réussi à les rejoindre à temps, les êtres vivants établirent un pacte. Si les démons recommençaient un jour à vouloir envahir et détruire la Terre Mère au mépris des autres espèces, tous les êtres vivants s’allieraient collectivement pour les détruire jusqu’au dernier.

Lorsque les colères de la Terre, du Ciel, du Soleil et de la Lune furent apaisées, que déluge fut terminé, et que le niveau des eaux baissa, aidé par la chaleur des rayons enfin revenus, tous purent accoster. Pendant que les animaux se disséminaient en se répartissant les graines, désireux de reconstruire, Noé le démon prit sa compagne enceinte par la main.

« Emzara, quand j’observe ces animaux, je me dis que c’est nous qui étions les bêtes. Nous ne devons plus jamais reproduire de telles erreurs, et enseigner à nos enfants le respect de la nature. »

Emzara caressa son ventre rond.

« Nous le ferons Noé. Plus jamais ça. »