Project Description
La dernière course
Elle courait, courait et courait encore. Elle savait que si les créatures à ses trousses la rattrapaient, s’en serait fini d’elle avant même que le jour se lève. Elle trébucha contre une racine et jura en s’étalant de tout son long dans la boue glacée, en ajoutant encore un peu sur ses vêtements sales et putrides, mais elle n’avait pas le temps de s’attarder et se remit à courir. Elle regrettait fortement d’avoir négligé les cours de sport au lycée…mais comment aurait-elle pu deviner l’importance que la course allait prendre dans sa vie ?
Soudain, un bruit retentit à quelques mètres d’elle. Elle se plaqua dans la boue, n’osant plus remuer le moindre muscle. Elle regrettait son juron : même si sur le coup le malheureux réflexe l’avait un peu soulagé, il la mettait maintenant en danger de mort. La créature, un peu en avance par rapport au reste du groupe passa une vingtaine mètres de sa tête sans la remarquer et continua son chemin sans plus se soucier de la jeune fille. Elle lâcha un soupir discret et sentit ses épaules se relâcher, puis se remémora dans un éclair de panique lucide la situation dans laquelle elle était et reprit sa course.
Elle savait qu’elle ne pourrait pas continuer ainsi indéfiniment : l’adrénaline l’avait soutenue jusqu’ici, la poussant à repousser ses limites au-delà de tout ce qu’elle aurait pu imaginer accomplir, mais ses poumons la brûlaient et elle avait besoin d’un abri sûr où passer la nuit. La fatigue sembla lui peser d’un coup, comme si tout le poids des actions accomplies sur son douloureux chemin s’abattait d’un coup sur ses épaules. Elle était un Atlas moderne, punie par les dieux du destin. Elle se sentait prête à abandonner lorsqu’elle pensa au sort qui l’attendait si elle se laissait aller, et un sursaut de volonté lui redonna quelques forces.
Elle se savait la capacité de continuer encore pendant deux ou trois kilomètres, mais celle des créatures à sa poursuite ne connaissait aucune limite. La nuit ne facilitait pas les choses, son champ de vision ne dépassait pas les quelques mètres, et il était encore plus obscurci par les arbres de la forêt. Au moment où elle cesserait de mettre un pied devant l’autre, c’était sa vie qui prendrait fin. Elle sourit, elle qui avait toujours aimé les métaphores, elle partirait avec l’une d’entre elles : ses derniers jours n’avaient été qu’une longue course et la ligne d’arrivée serait le cime… Ah non, elle oubliait que les cimetières n’avaient plus lieux d’être. Tout comme la ligne d’arrivée menant au repos éternel, les récents bouleversements en avaient effacé le sens.
Quoiqu’il en soit sa fin à elle arrivait et ça, elle était bien capable de le sentir : les créatures se rapprochaient, inépuisables alors qu’elle faiblissait de seconde en seconde. Trouver un abri était sa seule chance, mais elle ne croyait pas aux miracles. Elle avait toujours été septique, alors maintenant !
Juste au moment où cette pensée éclatait dans son esprit, elle aperçu une sorte de terrier, dont l’entrée, assez grande pour la laisser passer, laissait deviner un espace qui pourrait l’abriter au moins pour la fin de la nuit. Enfin ça, c’était à condition qu’elle trouve quelque chose pour boucher ladite entrée, car les créatures ne manqueraient en aucun cas de la repérer, sinon. Elle regarda autour d’elle, espérant trouver quelque chose de suffisamment gros pour combler ses attentes et repéra à quelques pas d’elle l’odeur du cadavre d’un animal d’une bonne taille. Peut-être celui qui s’était terré dans le terrier avant elle… C’était parfait ! Non seulement il cacherait l’entrée, mais en plus l’odeur de putréfaction masquerait le musc frais et un peu trop présent de sa transpiration. C’était tout de même quelque peu risqué car, le temps de trainer la dépouille, les créatures la verraient probablement. Elle n’avait cependant pas plus de temps pour réfléchir : si elle s’attardait encore, elle devrait reprendre sa course et elle n’en avait plus l’énergie.
Elle s’élança vers la carcasse, se baissa pour attraper ses pattes avant et la tira avec ses dernières forces. Au moment où elle arriva en vue du trou entre les racines, elle déchanta : les premières créatures étaient déjà en vue ! Elle n’avait plus le choix. Sans se retourner, elle tira la charogne qui perdit quelques morceaux peu ragoutant au passage et plongea dans l’abri. Elle mit le tout, sûrement cervidé se dit-elle au toucher, très vite en place et pria très fort pour ne pas être trouvée. Bien que les créatures soient dépourvues de la moindre intelligence, leur instinct de prédation était redoutable et elle savait ses chances de survie assez faibles….
Soudain, une ombre passa. Elle retint son souffle et s’autorisa un soupir lorsqu’elle en vit une, puis deux, puis trois, puis toute la Marche passer sans plus d’attentions. A tâtons dans le noir, elle constata que ce qu’elle pensait être une brèche entre deux racines se révélait en fait être un abri bien plus grand. Rassurée quant à sa relative sécurité, elle déploya une couverture de survie qu’elle avait glanée dans une voiture abandonnée, ainsi que la plupart des autres objets que contenait son pack de survie. Elle avait été quelques fois obligée de s’aventurer dans des maisons, mais elle préférait éviter cette solution. Cela lui rappelait trop sa vie d’ « avant ». Complétant sa couverture sommaire avec un matelas d’aiguilles de pin et des feuilles qu’elle trouva autour d’elle, astuce pour avoir plus chaud (et il y a belle lurette qu’elle ne se souciait plus des insectes, même si au début elle avait été un peu… dégoutée), elle se tourna sur le côté et prononça les paroles rituelles qu’elle prononçait tous les soirs depuis bientôt deux ans : « Faites que ce cauchemar finisse au plus vite, et que disparaisse à mes yeux les horreurs de ce monde », puis s’endormit comme une masse.
Si la jeune fille savait tout des créatures et de leurs habitudes, elle ignorait cependant toutes les subtilités de la sublime mutation de virus ayant créé les symptômes associés à la zombification. Parmi ceux-ci, en était un tout récent, que bon nombre de scientifiques auraient tué pour étudier à l’époque où ils étaient toujours en vie : la zoonose. Perdue au milieu de nulle part, sans moyen de s’informer, la jeune fille avait survécu jusque là, et il se pouvait bien qu’elle soit l’un des derniers humains pourvus d’une conscience en état de fonctionnement. Hélas, la maladie avait évolué aussi. Ce qu’elle avait pris pour une simple carcasse de cervidé dans le noir se réveilla brusquement au milieu de la nuit, et lui arracha la gorge dans son sommeil avant de disparaître en rampant. Elle ne se réveilla jamais, mais son funeste souhait avait été exaucé.