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Je ne suis qu’un homme

J’ai plongé dans un brasier. Comme hier, aujourd’hui et probablement demain. Comme les années passées et les années à venir. J’ai sauvé des enfants, des vieillards mais aussi des gens dans la force de l’âge. Parfois ils n’ont pas survécu, parfois ils étaient blessés, mais le souvenir de toutes cette tristesse est effacé par les sourires. C’est banal un sourire me direz-vous. Mais quoi de plus beau que les larmes d’un père à qui on vient de rendre sa fille, couverte de suie, ou que le sourire d’une femme qui pensait se trouver veuve avant l’heure ?

Je peux vous dire que j’ai peur. Quand je dois m’élancer dans les flammes, qui font parfois plus de deux mètres de haut, que je sais qu’une fumée noire et suffocante va me piquer les yeux et m’asphyxier lentement, je me rends compte que je ne suis qu’un homme et que la puissance des éléments pourrait m’écraser aussi facilement qu’on tue un cafard … Tiens je n’y avais jamais pensé au cafard… Je pense que je vais avoir une certaine compassion pour ces petites bêtes désormais.

J’ai donc peur, mais il faut que je m’élance. Quelqu’un crie à l’aide. J’élimine avec ma hache les éclats de vitres, qui ont explosé sous la chaleur et pénètre dans ce qui était un lieu paisible il y a quelques minutes encore. Je tousse. Elle est vraiment épaisse cette fumée. Je cherche des repères. Impossible. J’appelle, signale ma présence. Des pleurs me répondent, désespérés. C’est un petit garçon, il me réclame tout à coup. Je suis son seul espoir, son sauveur. Il y a cependant un petit problème… J’ai un mur de flammes à traverser pour l’atteindre. Habituellement ce n’est pas vraiment un problème, mais là il faut en plus que je fasse un bond de deux mètres dans la foulée car le sol s’est écroulé. C’est un exploit que je ne peux pas réaliser. Je ne suis qu’un homme… Je suis triste pour le petit garçon … Je ne connais même pas son nom mais je sais qu’il va mourir. Je m’apprête à faire demi-tour. Soudain les pleurs cessent: << Monsieur ?>> Il a compris. Il fixe le trou à ses pieds et me regarde. Il tente alors un sourire: <<S’il vous plaît… vous pourrez dire à mon papa que je l’aime ? Que ce n’est pas votre faute et que je vais rejoindre maman ?>>

Alors je me remémore. Ce père qui m’a agrippé la main. Je l’avais effectivement déjà vu. Un incendie qui avait frappé sa maison il y a quelques années. J’avais sauvé cet homme puis j’étais retourné chercher l’enfant et la mère. Je n’avais pu ramener qu’un des deux, elle s’était sacrifiée pour lui, me le lançant dans un geste plein de confiance. J’allais sauver son enfant et je l’avais fait, alors que le feu l’engloutissait et qu’elle me jetait un dernier regard de remerciement. Le père m’avait également remercié ce jour-là. L’un des deux êtres qui comptaient le plus à ses yeux avait péri mais l’autre était sauf. Si j’y retourne maintenant il se dira que j’ai fait tout mon possible et que son fils était condamné. Il a confiance en moi. Mais comment pourrais-je le regarder en face si un caprice du destin lui enlève tout ce qu’il lui reste ?

J’ai pris ma décision. Je prends mon élan, je saute. Un instant je crois que je ne vais pas y arriver, je perds l’équilibre, vacille tiens bon. Je prends l’enfant, il s’est évanoui. A côté de lui, un petit robot. Je le prends aussi. Il lui restera au moins quelque chose de ce monde dévasté. Cette fois je ne peux pas échouer. Je dois franchir l’obstacle dans l’autre sens. Je m’envole littéralement, porté par mes sentiments et le besoin impérieux de sauver ce petit être. Obstacle franchi. Je peux désormais sortir la tête haute, remettre l’enfant aux ambulanciers. Rien de grave, une bonne cure d’oxygène et il ira tout aussi bien. Le père pleure, me saute dans les bras tout à sa joie.

Je pleure aussi. Demain je replongerai dans les flammes , mais jamais sauvetage ne m’aura rendu aussi heureux. Je ne suis qu’un homme, je ne fais que mon métier. Mais aujourd’hui, je comprends vraiment ce que c’est, être pompier.