Project Description

Déchaînement

La foule s’agite comme un essaim d’abeilles en colère. Loin du jour d’orage, le grondement de tonnerre provient du peuple. Sous ma capuche, je me protège des visages déformés, priant pour pouvoir avancer sans encombre. J’ai faim aussi, mais j’ai une mission plus importante à accomplir que me remplir l’estomac. Mon objectif est proche, j’ai précisément 700 mètres avant de l’atteindre. Mais proche ne veut en rien dire « facilement accessible ». 700 mètres. Et combien de personnes au mètre carré ? J’étouffe. Je me sens écrasée. Soudainement, l’expression mouvement de foule devient clair dans mon esprit : la foule est comme la mer, elle ressasse sans cesse, et quand le vent de la colère se lève, les vagues grandissent. Ce qui nous engloutit ici est un véritable raz-de-marée, une déferlante ayant grandi dans les profondeurs et qui va tout engloutir. S’il reste quelque chose de ce pays après son passage, ce ne seront que ruines et désolation.

Ce n’est pas faute d’avoir anticipé. Tout comme les sismologues, les gouvernants disposent d’une multitude d’indices qui leur indiquent si le danger est réel, et si dégâts il y a aura. Et dans notre situation, tous les voyants étaient au rouge. Au commencement, tout allait bien. Un pays développé, une bonne situation économique, un avenir heureux pour nos enfants et une attention particulière portée à nos anciens. Ceux qui ont trimé pour sortir le pays de la merde, et qui n’ont pas franchement eu le temps de comprendre son déclin. 650 mètres.

Tout a commencé il y a une dizaine d’années. Le schéma classique. Crash boursier. Inflation. Les Etats qui paniquent à l’échelle mondiale, des politiques protectionnistes pour essayer de sauver les meubles. Le retrait de la France des traités internationaux, sans exception, après l’élection d’un nouveau dirigeant d’extrême droite. Un choc à l’échelle mondiale, « Le pays des droits de l’Homme ? ». Mais les Etats-Unis ont suivi. Puis la Chine. Puis le reste du monde. Avec les accords commerciaux évaporés, c’est la paix qui s’est retrouvée en danger. Des guerres ont éclaté, les frontières se sont durcies partout sur la planète, redéfinies par les batailles en cours, et depuis lors, les conflits perdurent sans que quiconque essaye de trouver une solution. 600 mètres.

Chez nous, ça a été différent. On vit sur une île. Pour redéfinir nos frontières, il faudrait nous envahir par la mer. Et qui a envie d’envahir un pays qui n’a pas de ressources viables ? Quant à la nourriture, on subsiste, du moins subsistait, à peine. Aucune richesse naturelle. Certains ont les paysages, les métaux précieux, ou encore les savoir-faire. Nous, on avait… nous. 550 mètres.

N’allez pas croire que la vie était difficile. La faim n’était jamais bien loin, mais elle n’avait encore jamais frappé à nos portes. Jusqu’au jour où notre gouvernement aussi a renié les accords internationaux. L’argument était valable : pas d’autre choix. Une alliance internationale à deux, sans vouloir renier l’Islande, c’était un peu limite. Il y a même eu une rumeur expliquant que ce jour-là, notre délégué national et celui de l’Islande se sont tombés dans les bras en pleurant, contemplant le gâchis. Puis ils se sont fait un signe de la main, et sont rentrés chez eux. Notre délégué aurait par la suite reçu un courrier de son ancien collègue, lui annonçant son suicide, et le remerciant d’avoir mené sa mission jusqu’au bout. Le type en a été effondré, il n’a même pas pu se rendre à l’enterrement. Plus d’avions, trop de paperasses. Et de toute façon, la lettre avait mis plusieurs mois à arriver. 600 mètres. Je me fais happer, bousculer, par une des vagues de colère. Je me noie dans l’océan déchaîné. Là ! Une ouverture dans la foule ! Je peux m’arrêter un instant et attendre que le moment critique passe. 450 mètres.

Ce sont d’abord nos exportations qui ont cessé. Les marchandises exotiques, c’est chouette, mais ce n’est pas utile en temps de guerre, surtout quand l’inflation sévit partout. Notre sort était scellé. Notre PIB a chuté, nos revenus aussi : impossible d’importer les denrées qui nous manquaient. Ce sont les familles qui, d’abord, en ont souffert. Les mères se privaient pour leurs enfants, clamant que la situation n’allait pas durer. L’espoir fait vivre.

Puis on a assisté à un phénomène sans précédent.

Tous nos vieux sont partis en quelques mois. Certains sont morts de faim, de privation. D’autres se sont sacrifiés pour que leurs enfants puissent manger un peu plus. Mais cela n’a duré qu’un temps. Les derniers, et peut-être, les plus nombreux, se sont littéralement éteints. Le monde qu’ils voyaient n’était pas celui pour lequel ils s’étaient battus, et devant l’avenir plus qu’incertain de l’humanité, beaucoup ont préféré en finir avant l’heure. 350 mètres.

Plongée dans mes souvenirs cauchemardesques, je loupe le bruit de la première salve de mitraillette. Les corps qui s’effondrent devant moi me ramènent à la réalité. Ce sont les milices de l’ancien pouvoir en place. Pétrifiée, je m’arrête net. Les soldats sont en face de moi, ils vont tirer à nouveau. Et cette fois, je suis dans leur ligne de mire, tout comme les personnes autour de moi. Néanmoins, le peuple avance. La rage peut porter bien plus loin que la peur, et je ne suis même pas sûre que la foule ait conscience qu’une poignée d’hommes armés est prête à tirer sur tout ce qui bouge. Alors que les fusils se portent aux épaules, je relève la tête et fixe l’homme devant moi droit dans les yeux. Il a juste le temps de s’égosiller. « Les gars, STOOOOOOP ! ». Certains n’ont pas entendu le bruit environnant. Quelques corps s’ajoutent à ceux qui jonchent déjà le sol. Je n’y prête pas attention. 300 mètres.

« Madame, mais qu’est-ce que vous faîtes là ? Vous étiez censée quitter le pays ! Bougez pas, on va vous escorter jusqu’à l’arrière-garde, ils vont vous exfiltrer. » Je ne veux pas être exfiltrée. Je secoue négativement la tête. « J’ai besoin d’avancer. » L’homme me jette un coup d’œil inquiet, puis son regard se radoucit. Il a compris. « On va vous aider, vous dégager un passage pour vous faciliter la progression. Mais vous avez bien conscience que c’est suicidaire n’est-ce pas ? » J’en ai conscience. Mais je n’ai pas besoin d’eux. C’est ma dernière mission. Encore 300 mètres, et je ne peux pas me permettre de mourir. « Restez où vous êtes. Je ne peux pas prendre ce risque, et vous non plus. Nous serions tous morts avant d’avoir pu faire trois pas. » L’homme me regarde, interloqué. « Mais, Madame… ». Mais je suis déjà en route. 290 mètres.

Derrière moi, déjà, les tirs ont repris. Leur écho est vite avalé, puis couvert par des clameurs de joie. Je serre les poings. De la dizaine d’hommes que j’ai laissée derrière moi, je sais qu’aucun n’a pu s’en sortir vivant. Le cliquetis du chargeur vide a donné le signal de l’assaut. Je comprends les gens autour de moi. Ce qui a réellement déclenché l’omerta, c’était les enfants. 200 mètres.

Quand les premiers nourrissons ont commencé à mourir, le silence s’est abattu sur le pays. Un pays dévasté, déjà ravagé par le deuil, et qui jouait désormais son avenir. Après les nourrissons, ce furent les tout-petits. Puis les plus grands. Les écoles fermaient les unes après les autres, ravagées par la famine et les maladies. Impuissantes, les autorités contemplaient tristement le spectacle. Jusqu’à ce qu’une mère, quelque part, se rebelle contre son sort. Décide que cette situation était inacceptable et qu’il fallait y remédier. Réunisse ses amies, sa famille, son quartier. Mette le feu aux poudres. Et que celui-ci se répande dans tout le pays, guidé par une traînée d’essence sous la forme de deuil parental. Une explosion sur ma droite fait voler en éclat une vitrine. Un éclat de verre transperce la cuisse de la personne à côté de moi, qui s’effondre. Heureusement, je suis indemne. 150 mètres.

J’arrive dans un goulot. Si quelque chose doit se passer, c’est maintenant. Les gens sont compressés, essayant tous de forcer le passage sans pouvoir écarter les hauts murs qui mènent à la place centrale. La pression humaine est telle que j’hésite à prendre un autre chemin, quitte à faire un détour. Mais je n’en ai ni le temps, ni la possibilité. J’ai l’impression que mes os vont finir broyés, et si je perds l’équilibre, je finirais comme ces malheureux piétinés au sol, le visage méconnaissable à force d’être écrasé par les semelles. Un brusque silence. Je suis passée. 100 mètres.

Devant moi, la place la plus importante de la capitale. Noire de monde. Mon objectif est au centre ! Il va falloir me frayer un chemin dans la cohue pour passer. Je me sens encore plus en danger.

L’atmosphère est pesante, très différente de l’excitation à laquelle je viens d’échapper. Les gens sont plus attentifs, méfiants. Ici, va bientôt se dérouler un événement qui changera le cours de notre Histoire. Je dois me dépêcher. 80 mètres.

Je joue des coudes, pressée d’arriver avant le dénouement des opérations. Je m’attire même quelques regards désapprobateurs, qui me font ralentir la cadence. Je n’ai pas envie d’être remarquée. Une fois que je suis sûre d’avoir pris le rythme des gens qui m’entourent, je reprends mon manège. Quelques cris de surprise retentissent, mais je me fonds assez vite dans la foule pour échapper au regard d’un potentiel opposant. 60 mètres.

Une clameur s’élève droit devant moi. Ça va commencer ! J’accélère le rythme. 40 mètres.

J’y suis presque, mais une dernière ligne compacte m’empêche de voir ce qu’il se passe sur l’estrade devant moi. Je pousse, je force, je tire, je crie. Tant pis pour mes poumons qui cherchent désespérément à aspirer plus d’air pour passer. 20 mètres.

Et soudain, le miracle. Quelqu’un lance un cocktail molotov, créant à la suite de l’explosion un trou dans la foule agglutinée autour de moi. C’est maintenant ou jamais ! Je m’élance avec l’énergie du désespoir, captant une remarque au passage : « Eh bien, il y en a, ils sont prêts à tout risquer pour voir naître l’avenir ! Vas-y, ma grande, t’auras ta place ! ». L’avenir ? J’aimerais tellement leur dire, à tous ces gens, que l’avenir est mort, et que faute de pouvoir s’unir pour survivre plutôt que de se diviser, leurs illusions ont une espérance de vie limitée. 10 mètres. Violemment, je pousse le jeune homme devant moi.

Ça y’est ! Je suis face à l’estrade ! Un homme harangue la foule, faisant monter la tension ambiante. J’ai l’impression d’être au cœur d’une immense cocotte-minute prête à exploser sous la pression. Une impressionnante guillotine se dresse face à moi. J’ignorais qu’un tel instrument de mort avait pu être trouvé. J’imagine qu’il a fallu retourner tous les musées, puis mettre en place un transport spécial pour la déplacer jusqu’ici. L’effort est beau. Celui à qui elle se destine aura une mort rapide, digne d’un roi.

Le prêcheur se tait. Le silence tombe comme une chape de plomb. L’atmosphère est pesante, délétère. La soif de sang est palpable. Le prédicateur reprend en hurlant : « Vous le voulez ? ». On y arrive. Le moment tant attendu. Presque timidement, quelqu’un lance le premier mot de la fin : « A mort ? », puis un autre, plus affirmé « À mort la dictature ! », et c’est toute la foule qui reprend en rythme, comme si l’idole d’une génération allait débarquer : « À mort ! A mort ! A mort ! ». Ces mots résonnent dans mes oreilles comme autant de coups de couteau qui me perceraient les tympans.

L’homme se détourne, fait un signe. Un autre est violemment poussé sur la scène, un linge recouvrant sa tête. Mon cœur se serre. Non, pas ça ! Mais la foule ne laissera pas faire, elle veut être sûre que ce n’est pas une arnaque. « Le visage ! Le visage ! Le visage ! ». Le maître de cérémonie s’avance à pas lents. Il sait préserver son effet. D’un geste théâtral, il saisit le cache de tissu et l’ôte brusquement. L’ancien Gouverneur cligne des yeux sous l’effet de la lumière retrouvée. Il a l’air hagard, et un regard en direction de la guillotine suffit pour qu’il saisisse son sort. Il se rembrunit, baisse la tête, vaincu.

Le Gouverneur est amené sur le billot. Le silence se fait de nouveau alors que son opposant s’apprête à prononcer un discours : « Le monde a foncé droit dans un mur ! Mais aujourd’hui, par nos actions, nous allons contourner cet obstacle qui se dresse devant nous, et instaurer le renouveau ! Plus jamais d’enfants morts de faim ! Plus jamais de tirs dans la foule ! Nous allons proclamer un nouveau gouvernement, celui de la liberté retrouvée ! » Savourant l’ovation, il laisse passer un moment, puis reprend : « Cependant, pour aller de l’avant, nous devons effacer les erreurs du passé ! Cet homme, notre ancien bourreau, doit mourir ! A mort, le tyran ! Êtes-vous avec moi ? ». Bien sûr, qu’ils sont avec lui. Pour fédérer un peuple, il doit avoir un ennemi commun. Quoi de mieux que sacrifier le représentant de l’autorité ? Peu importe les actions, peu importe la pensée, peu importe les suggestions. Son sort est scellé, la foule l’a condamné au nom de la vengeance, et non de la sagesse.

Le prédicateur se dirige vers le billot. A son approche, l’ancien Gouverneur relève la tête… et son regard croise le mien. Je vois la panique dans son regard. Puis son expression s’apaise. Il m’a vue. Oui, je suis là, venue te dire adieu. J’ai traversé la foule en colère, évité la mort, pour te revoir une dernière fois. Je t’aime. Mon regard plongé dans le tien, un léger courant d’air me caresse le cou. Puis, ta tête roule à mes pieds.

Je hurle. Je hurle pour ce pays, qui vient d’assassiner un de ses enfants. Je hurle pour l’avenir, qui s’étale à mes pieds dans une flaque de sang.

Soudain, une main me saisit violemment le bras, et baisse ma capuche. Les yeux voilés par les larmes, je sais que ma fin est proche. En tant qu’épouse du pouvoir, je ne peux espérer être graciée. Un coup s’abat, puis une pluie d’autres. On m’insulte, on me hurle, on me crache dessus. Je m’effondre sous la torture, me recroqueville sur le sol. Ça n’en finit pas, mais ma peine reste la plus grande des douleurs. Soudain, un pied s’élève au-dessus de mon visage. Me risquant à jeter un œil, je reconnais le soldat de tout à l’heure. Il me sourit. Je hoche la tête. Le pied s’abat. Un craquement. Le noir.

Sur la place de la Liberté, la foule est ébahie. Le destin a fait en sorte que l’ancienne Gouvernante soit exécutée en même temps que son mari. Un cri de liesse déchire le silence : « RÉVOLUTIOOOOOON !»